Longueuil, année zéro
Au crépuscule des années 80, le culte des cités-dortoirs nourrit l’ennui des zones périphériques de Montréal. De génération sacrifiée en adolescence asphyxiée, les études sociologiques bégaient dangereusement pendant que certains paradis ne peuvent plus échapper à leur artificialité. Dans cette atmosphère, s’organise au sud du Pont Jacques-Cartier une résistance décibélique armée d’instruments désaccordés et d’amplis bruyants. Les faubourgs de Longueuil grondent sous la distorsion. Ces sirènes débordent parfois des frontières de la banlieue pour traverser le Saint-Laurent et repaître les bas-fonds de la métropole. Le Cradoque’s Band prend forme, encourageant Xavier (alors à la guitare après avoir assuré le chant préhistoriquement), Safwan (chant) et Bastou (basse) à dépenser une énergie sonore démesurée pour rompre cette monotonie institutionnalisée. Un crâne et des ossements comme seul étendard. Banlieue Rouge comme cri de ralliement. C’est dans cet état d’esprit que le groupe sort de la clandestinité des caves de répétition en mars 1990 pour élargir son cercle d’initiés à l’occasion d’un concours organisé dans le cadre académique d’un collège de Longueuil.
Encore convalescent de son chant chez Les Morveux, Sylvain monte sur scène sans préavis pour une exhibition clownesque. Ce premier pas vers le public est salué par une bonne dernière place, loin derrière le vainqueur D.O.K. dans lequel sévit vocalement Jean-François. Provisoirement enrôlé pour ses qualités de sondier, ce dernier ne peut imaginer à cet instant que son avenir s’écrira dans les franges musicales. Si Banlieue Rouge ne s’attire pas la sympathie du jury lors de cette première sortie officielle, la formation tire néanmoins profit d’un insondable bouche-à-oreille pour enchaîner sur d’autres prestations, notamment dans le cadre de festivals antiracistes. À travers toute la province, les banlieusards commencent à rallier un public fervent qui leur impose l’enregistrement de leurs premières chansons. Mais sur la voie de l’autoproduction, le groupe doit composer avec l’instabilité de ses protagonistes. Bastou abandonne dans un premier temps Safwan et Xavier aux destinées du démo, pour finalement omettre de se présenter à un concert sous le chapiteau du Cirque du Soleil. Sur la piste aux étoiles, Sylvain n’a d’autre alternative que de s’improviser guitariste pendant que Xavier empoigne la basse du déserteur.
En attendant demain
Trop occupé à gérer ses dissonances internes, le trio ne prend pas immédiatement conscience du chemin parcouru par son démo. La cassette est pourtant tombée dans l’oreille du label français Division Nada piloté par François, chanteur-parolier des défunts Bérurier Noir. La filiation s’impose : scandés sur une boîte à rythmes minimaliste et des accords de guitare acérés, les textes de Banlieue Rouge dressent l’inventaire d’une époque qui ne sort pas indemne de la guerre froide. Par delà les chroniques suburbaines résonnent déjà des échos des quartiers du monde et une conscience sociale affirmée. Conscient de son adolescence artistique, le groupe prévient cependant d’un titre : En attendant demain. Mais Division Nada veut promulguer sans tarder cet acte constitutif qui paraît en France en janvier 1991. Également lancé au cours de l’automne 1990 dans la marginalité bientôt mythique des Foufounes Électriques, ce premier opus recueille quelques mentions médiatiques qui entérinent les encouragements reçus de l’autre côté de l’Atlantique. Reste encore à Banlieue Rouge à montrer son vrai visage.
Que tombent les masques
Enregistré avant même la parution d’En attendant demain, dans plusieurs studios et parfois en toute illégalité, Que tombent les masques voit le jour en mars 1992 et atteste d’une certaine évolution. Si leurs rythmes continuent de prêcher la binarité, les chansons confessent des ambitions mélodiques pendant que les choeurs prennent du volume. Encore sous l’influence du déclin de l’empire américain, ces chansons égrainent des thèmes militants qui deviendront récurrents : unité de la jeunesse, critique des totalitarismes, antifascisme et déjà une flèche décrochée contre la société du spectacle. Les textes se font même plus lyriques le temps d’un conte d’amour-vampire. Banlieue Rouge se met par ailleurs en scène dans le vidéoclip aussi amateur qu’évocateur Cul-de-sac. Au printemps 1992, le groupe s’embarque avec Molodoï dans une première véritable tournée qui doit sillonner les routes du Québec, de France, de Belgique et de Suisse. Pour les ti-culs de Longueuil, ce périple tient lieu d’initiation comme en témoignent certains souvenirs. Comment oublier ce concert à Romorantin et un Safwan très en colère quittant la scène pendant que ses camarades, dans un état d’ébriété avancé, massacrent un 1990 de Jean Leloup complètement improvisé. Difficile aussi de ne pas sourire en se remémorant les actes d’une guerre amicale et néanmoins impitoyable avec Molodoï. Des concerts perturbés par des jets de pétards un soir ou par une roue du minibus de tournée circulant sur la scène le lendemain. Ou encore un camouflage en règle des mêmes minibus à l’aide d’expédients divers dont la décence interdit l’énumération. Dans cette ambiance des plus gauloises, Jean-François décide de troquer son apostolat de sonorisateur pour s’installer derrière des percussions électroniques. Mais les esprits se tournent déjà vers la conception du prochain album, enfin promis à des moyens techniques dignes du potentiel et des ambitions de la formation.
Engrenages
La parution d’Engrenages en mai 1993 traduit plus que jamais la nécessaire et volontaire évolution du groupe. Cette recherche artistique relègue aux oubliettes le minimalisme de la boîte à rythmes au bénéfice de mélodies qui s’affirment et s’enrichissent. Si certaines chansons affichent des convictions bien ancrées et parfois s’aventurent vers les légendes urbaines, la plupart exaltent l’amitié et l’unité de la jeunesse. Du côté de l’hexagone, plusieurs y verront l’influence des années Chaos en France. Pour réaliser cette transition, Banlieue Rouge fait appel à André Lambert qui, plus connu pour son activité dans la chanson québécoise, accepte de s’encanailler le temps d’un enregistrement. Pour célébrer cette nouvelle cuvée, la formation s’offre un Spectrum à guichets fermés avec Ludwig Von 88, ainsi qu’une section de cuivres pour des versions « rocksteady » de Maîtres fous et Épouvantail. L’institution de la rue Sainte-Catherine deviendra un rendez-vous annuel pour le groupe et son public. Inlassablement soutenu par sa base, Banlieue Rouge accède enfin avec ce troisième album à une certaine reconnaissance médiatique, notamment par la télédiffusion du vidéoclip Sentinelles. Télédiffusion toutefois confinée aux heures tardives du fait de la disqualifiante présence de quelques centilitres d’hémoglobine. Après quelques dates au Québec, le quatuor enchaîne avec une nouvelle tournée sur le vieux continent, cette fois en tête d’affiche. Chaque concert récompense cette audace par des assistances surprenantes, preuve d’une popularité indéniable en Europe francophone. Encouragé par ces derniers faits d’arme, Banlieue Rouge se trouve dans les meilleures dispositions pour se risquer au délicat exercice de l’enregistrement live. Encore sous l’adrénaline de ses deux concerts aux Francofolies de Montréal devant plus de 6.000 personnes en août 1994, la formation n’imagine sûrement pas la douleur de ce nouvel accouchement discographique. La genèse d’Au coeur de la tempête sonne hélas comme un triste réveil.
Au coeur de la tempête
Les jours précédant l’enregistrement public sont le théâtre d’un cambriolage en règle du local de répétition. Tout l’équipement du groupe s’est mystérieusement volatilisé : instruments, amplis, banques de compositions… Crime signé de trois consonnes symboles de haine ou vol crapuleux maquillé, les rumeurs vont bon train pendant que la vérité s’évanouit dans les terrains vagues du quartier Saint-Henri. La solidarité s’organise mais Banlieue Rouge est victime d’un nouveau coup du sort quand le bar où doivent se dérouler les concerts ferme ses portes. Bien décidés à aller au bout de leur idée, les banlieusards déménagent leurs pénates au Café Campus pour trois représentations. À défaut de conditions optimales et malgré l’adversité, ce bilan sonore de cinq années d’activisme musical porte les marques d’une rare authenticité, brute de tout arrangement en post-production. Paru en décembre 1994, cet album tient aussi lieu de sincères salutations aux compagnons de route et de galère. Après quelques dates au Québec pour assurer la promotion du disque, la formation se reprend à survoler l’Atlantique pour une vingtaine d’exactions dans l’hexagone sous une nouvelle formule. Safwan malmène désormais une deuxième guitare pendant que Jean-François achève sa conversion à la batterie. La prestation du quatuor est particulièrement détonante aux Francofolies de La Rochelle et lui vaut les félicitations officielles de la ministre de l’emploi et de la solidarité du gouvernement du Québec. Cette dernière n’a manifestement pas assisté au concert dans la Salle Bleue d’une Coursive où les bancs n’ont pas résisté à l’enthousiasme d’une assistance survoltée. De retour à Montréal et après la parution d’un vinyle de type « best of » en Germanie, Banlieue Rouge concentre toutes ses énergies vers la conception de son prochain album dans lequel certains journalistes iront jusqu’à voir la maturité.
Sous un ciel écarlate
Enregistré comme le précédent au Studio Victor à Montréal, Sous un ciel écarlate bénéficie des meilleures conditions logistiques que Banlieue Rouge ait connues. Unanimement salué par la critique lors de sa sortie en novembre 1996, ce nouvel album est à la hauteur des espoirs suscités. Réalisé par Daniel Rey, producteur-compositeur des Ramones recyclé dans la scène hardcore new-yorkaise, il ouvre de nouvelles perspectives au groupe. Boîte à rythmes et percussions électroniques sont remisées au profit d’une véritable batterie tandis que le son s’étoffe d’une deuxième guitare. Cet opus voit l’influence du rock alternatif français s’enrichir de celle de la scène underground américaine. Les chansons se détachent de l’abécédaire militant pour cultiver un univers oscillant entre rêve et réalité, beauté et cruauté, vie et mort. Le vidéoclip titre embrase littéralement les écrans de télévision pendant que la formation collectionne les tribunes médiatiques. Sous un ciel écarlate décrochera même une nomination lors de l’édition 1997 du Gala ADISQ dans la catégorie « Album de l’année – Rock alternatif » finalement remportée… par un duo rap. Comme de tradition, Banlieue Rouge s’affiche de nouveau sur la marquise du Spectrum de Montréal en mars 1997, juste avant de s’offrir une quatrième tournée sous le ciel de France. À cette occasion, la typologie du public déborde généreusement des standards punk-rock pendant que le groupe partage la scène avec Les Wampas, Les Sheriff ou encore GBH.
Si un jour nous partons, si nous disparaissons…
Après une nouvelle nuit rouge au Spectrum dans le cadre des Francofolies de Montréal en août 1997, Xavier choisit de tirer sa révérence. Avant de laisser la basse au jeune Simon, il fait une dernière apparition sur Les Bergers de Bacchus. Enregistrée à la suite de l’album Sous un ciel écarlate, cette chanson paraît sur la compilation Noël dans la rue et fait l’objet d’un vidéoclip mettant en scène le quatuor et son entourage. Soucieux de préserver les acquis de son dernier disque, Banlieue Rouge entreprend quelques remaniements structuraux au cours de l’automne 1997. Épaulée par une équipe de supporters, la formation renoue en 1998 avec les longues randonnées à travers le Québec, notamment au cours du festival itinérant Polliwog dont les compilations immortaliseront post-mortem les chansons Sous un ciel écarlate et Tchernobyl. Si le public répond toujours présent à l’appel lorsque le groupe monte sur les planches, il s’impatiente d’une nouvelle livraison discographique. Avec la volonté immuable d’aller de l’avant, les banlieusards s’attellent à la composition. Mais les années ont affirmé les personnalités et les dissensions artistiques prennent le pas sur le simple plaisir de jouer ensemble. Également usé par des conditions de tournées souvent difficiles et fatigué des faux-semblants de l’industrie, Banlieue Rouge décide en 1998 de se saborder après une décennie d’attentats sonores. Sans effet d’annonce mais surtout sans reddition.
En février 2015, le festival Amnesia Rockfest annonce que Banlieue Rouge se réunira à Montebello en juin…